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Photo du rédacteurNicolas J. Preud'homme

La division des eaux dans l'Exode : la reprise d'un motif littéraire égyptien ?

La lecture d’un conte égyptien relaté dans le papyrus Westcar m’a fait relever un détail dont l’apparence anecdotique ne le rend pas moins intéressant, dans la mesure où ce texte serait susceptible d’éclairer un célèbre passage de l’Exode relatif à la division miraculeuse des eaux opérée par l’entremise de Moïse afin de permettre la fuite des Hébreux hors d’Égypte. L’analyse étiologique incite à repérer au sein de la tradition littéraire égyptienne sinon des parallèles, du moins des éléments narratifs présentant certaines similitudes avec le texte biblique. L’anecdote relevée dans le papyrus Westcar est relative à l’un des miracles opéré par un prêtre égyptien censé avoir servi le roi Snéfrou (IVe dynastie). La date de la composition du récit contenu dans ce papyrus serait à placer entre le début de la XIIIe et le début de la XVIIIe dynastie (vers 1800-1500 av. J.-C.), tandis que la mise par écrit de ce document appartiendrait à la Deuxième Période Intermédiaire (vers 1730-1530 av. J.-C.) ou au début de la XVIIIe dynastie (vers 1530-1292 av. J.-C.), d’après Parys 2017, p. 10-11. Cette histoire raconte comment le roi d’Égypte, au cours d’une promenade en bateau, fait appel à son ritualiste en chef, nommé Djadjan-em-ânkh, pour retrouver le bijou de l’une des rameuses qui l’avait par mégarde fait tomber à l’eau.


Henri-Frederic Schopin, Les Enfants d'Israël traversant la mer Rouge, huile sur toile, vers 1855.


« Alors le ritualiste en chef Djadjan-em-ânkh prononça sa formule magique. Il plaça alors une moitié de l’eau du lac sur l’autre moitié et il trouva le pendentif pisciforme posé sur un coquillage. Alors il le rapporta et (il) fut rendu à sa propriétaire. Or, quant à l’eau, elle faisait douze coudées en son milieu et elle finit par atteindre vingt-quatre coudées après avoir été retournée. Alors il prononça sa formule magique. Il rétablit les eaux du lac en leur propre état ».

Papyrus Westcar, édition de Laura Parys, Safran, 2017, p. 45.


À titre de comparaison, on peut relire le passage de l’Exode où l’intervention de Moïse provoque une division des eaux de l’étendue que doivent traverser les Hébreux.

« Moïse étendit sa main sur la mer, et l'Éternel fit reculer la mer, toute la nuit par un vent d'est impétueux, et il mit la mer à sec, et les eaux furent divisées. Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer, dans son lit desséché, les eaux se dressant en muraille à leur droite et à leur gauche. Les enfants d’Israël entrèrent au milieu de la mer à sec, et les eaux formaient comme une muraille à leur droite et à leur gauche. Les Égyptiens les poursuivirent; et tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, entrèrent après eux au milieu de la mer. À la veille du matin, l'Éternel, de la colonne de feu et de nuée, regarda le camp des Égyptiens, et mit en désordre le camp des Égyptiens. Il ôta les roues de leurs chars et en rendit la marche difficile. Les Égyptiens dirent alors: Fuyons devant Israël, car l'Éternel combat pour lui contre les Égyptiens. L’Éternel dit à Moïse: Étends ta main sur la mer; et les eaux reviendront sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. Moïse étendit sa main sur la mer. Et vers le matin, la mer reprit son impétuosité, et les Égyptiens s'enfuirent à son approche; mais l'Éternel précipita les Égyptiens au milieu de la mer. Les eaux revinrent, et couvrirent les chars, les cavaliers et toute l'armée de Pharaon, qui étaient entrés dans la mer après les enfants d'Israël; et il n'en échappa pas un seul. Mais les enfants d'Israël marchèrent à sec au milieu de la mer, et les eaux formaient comme une muraille à leur droite et à leur gauche. » Exode 14, 21-30.


Certains chercheurs croient expliquer ce miracle à partir d’un phénomène météorologique connu sous le nom du « wind setdown »*, qui ne peut cependant s’appliquer que sur des étendues d’eau de faible profondeur, excluant donc que les Hébreux aient pu traverser la mer Rouge à sec.

Si l'hypothèse d'un phénomène naturel comme noyau originel du récit de la traversée d'une étendue d'eau n'est pas à exclure, il ne faut cependant pas mettre de côté les logiques propres à la mise en scène des prodiges dans le récit de l'Exode. Nombre des miracles opérés par Moïse visaient en effet à surpasser la magie des prêtres égyptiens (Exode 7 : 11-12, 22 ; 8 : 7, 18-19), ce qui laisse à supposer que l’auteur de cette tradition avait une connaissance de la culture ésotérique de l’Égypte ancienne.

De nombreuses différences existent entre les deux récits. Alors que Moïse étend la main sur les eaux pour appeler l'intervention divine, Djadjan-em-ânkh a recours à une incantation. Tandis que les Hébreux souhaitent traverser une étendue d'eau pour fuir l'armée égyptienne, Snéfrou a recours à ce miracle pour récupérer un objet au cours d'une promenade en bateau. Enfin et surtout, il n'est nullement question de vent divisant les eaux dans le récit égyptien, mais plutôt d'une couche d'eau repliée sur l'autre, comme une couverture en quelque sorte. Dans les deux cas, le prodige n'opère que pendant une durée temporaire, à l'issue de laquelle la situation revient à la normale.

Israël Finkelstein présente son analyse du récit de l’errance au désert dans le livre de l’Exode, dans un livre coécrit avec Thomas Römer, Aux Origines de la Torah, Bayard, 2019, p. 177-221. Résumant son approche en partant des origines anciennes, l’auteur précise que « le début est vague et désormais non traçable. Les mémoires des relations orageuses entre l’Égypte et la population de Canaan entre le XVIe et le Xe siècle peuvent s’être accumulées de manière graduelle et avoir évolué en une forte tradition de la délivrance du joug égyptien parmi les habitants de la région. Les racines de cette tradition se trouvent vraisemblablement dans les basses terres ; au Xe siècle, cette tradition fut « importée » dans la partie nord des hautes terres centrales, où elle devint l’un des deux mythes-chartes du royaume d’Israël ».

« La première connaissance intime des habitants du royaume du Nord avec le désert du sud se fit dans la première moitié du VIIIe siècle, en relation avec l’importante activité des rois d’Israël le long de la route du commerce arabe du Darb el-Ghazza. Cette période peut servir de contexte aux premiers itinéraires du désert décrits dans la Bible hébraïque, ainsi que pour les matériaux relatifs à l’Errance et à l’Exode dans les livres d’Osée et d’Amos. »

« La tradition de l’Exode et de l’Errance au désert « migra » vers Juda après 720 av. J.-C. L’archéologie atteste une croissance spectaculaire de Juda au Fer IIB, en termes de nombre de localités, de leur taille et de leur population. Cela ne peut être expliqué par une croissance naturelle et doit refléter un mouvement migratoire vers le royaume du Sud, en provenance d’Israël, après la chute de ce royaume. Ces Israélites apportèrent avec eux, en Juda, des traditions du Nord, font le récit de l’Exode et de l’Errance au désert. Il semble que cette phase soit également caractérisée par l’addition d’éléments concernant la vie de Moïse et l’insertion d’une idéologie anti-impérialiste. »


L'écart temporel considérable entre la rédaction du papyrus Westcar (vers 1700-1300 av. J.-C.) et la première mise par écrit de la tradition judaïque du Pentateuque (VIIIe siècle av. J.-C.) empêche de supposer une quelconque parenté directe entre le papyrus Westcar et ce récit contenu dans l’Exode. En revanche, il est possible de relever l’ancienneté d’un thème narratif dont la popularité avait dû inspirer à plusieurs siècles d’intervalle la tradition relative à Moïse et au séjour des Hébreux en Égypte. Le papyrus Westcar ne saurait nullement confirmer l'historicité de la division des eaux, mais apporte un indice précieux de contextualisation d'un motif littéraire dont le retentissement dans les imaginaires du Proche-Orient ancien fut considérable.


Nicolas Preud’homme


*Yves Miserey, « La traversée de la mer Rouge expliquée par la science », Le Figaro, 22 septembre 2010.


Israël Finkelstein et Thomas Römer, Aux Origines de la Torah. Nouvelles rencontres, nouvelles perspectives, Montrouge : Bayard, 2019.



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